L'Humanité (édition du 3 févrer 2005)

Article de l'édition originale scanné en deux parties: titre avec photo, et texte

L’ordinateur irrésistible Histoire (lien vers le site du journal).

par Marie-José Durand-Richard (*)

La notion de quantité d’information fonde l’expansion du numérique au XXe siècle. Mais peut-on calculer la liberté humaine ?

Le Zéro et le un - Histoire de la notion scientifique d’information au XXe siècle, de Jérôme Segal, préface d’Antoine Danchin. Éditions Syllepse, 2004. 900 pages, 45 euros.

Les discours médiatiques sur « la révolution informationnelle » insistent sur le rôle essentiel de l’information et de la communication dans les sociétés modernes. Effet de mode ou mutation profonde de nos représentations ? L’envahissement du numérique est tellement flagrant qu’il est difficile d’acquérir le recul indispensable pour évaluer l’ampleur de ces transformations. Jérôme Segal, historien des sciences à l’IUFM de Paris et à l’École normale, nous en donne ici les moyens, et nous guide dans les linéaments du travail scientifique, avec les questionnements qu’il fait naître et dont il se nourrit. Son ouvrage allie concision technique et clarté du propos. Il délaisse la traditionnelle liste des « génies » pour intégrer les acteurs à une histoire contextuelle qu’il situe entre l’histoire des idées et l’histoire des institutions. Et une bibliographie impressionnante nous invite à poursuivre l’enquête.

La notion de « quantité d’information » signe une rencontre capitale entre la théorie des probabilités et d’autres domaines alors disparates : physique des gaz, génétique des populations, télécommunications, cryptologie. Mais, ne s’attachant qu’à la qualité technique de la transmission, elle ne s’intéresse plus au contenu des messages, et perd toute dimension sémantique : une mutation d’autant plus frappante que nous la vivons au présent. L’histoire regorge pourtant de cas où le renforcement de l’efficacité des sciences s’accompagne d’un renoncement aux ambitions du « pourquoi ? ».

Le renoncement à la signification de l’information soulève ici des réticences d’autant plus vives qu’elle touche à la caractérisation de l’humain comme « être pensant ». L’analyse comparatiste de Jérôme Segal permet d’appréhender tous les enjeux de cette mutation, aussi bien sur les terrains conceptuel et institutionnel que social et politique.

Aussi puissantes soient-elles, les idées scientifiques ne s’imposent pas d’elles-mêmes, et cette enquête met au jour le contexte qui a vu naître ce nouveau champ disciplinaire. La Seconde Guerre mondiale en a été un catalyseur essentiel, avec les recherches sur la conduite de tir pour la défense antiaérienne, le codage des messages et de la voix, l’automatisation du calcul, et les techniques industrielles pour les armes nucléaires. L’énormité des moyens matériels et humains que concentrent les États-Unis en 1941 déplace vers l’ouest la synthèse de développements également présents en Europe et en URSS. Le partenariat qui s’installe outre-Atlantique entre l’armée, l’université et l’industrie sera pérennisé par la guerre froide, et marque encore l’organisation de la science. La théorie de l’information devient discours unificateur par le biais de la cybernétique. Et si l’URSS commence par résister à cette « pseudo-science bourgeoise », sa réappropriation rapide hors des États-Unis dans la période 1950-1970 témoigne de sa pertinence pour la maîtrise des systèmes automatisés ou organisés, où elle est pleinement signifiante. L’abondance des publications, colloques et congrès témoigne de l’intensité des débats, nationaux et internationaux, par lesquels l’information s’installe au coeur des modes de théorisation de l’action efficace.

La notion de rétroaction (feed-back) et la circulation d’information qu’elle suppose autorise d’autre part une formulation commune pour les servomécanismes industriels et certains équilibres biologiques. L’adaptation et l’apprentissage deviennent des processus de régulation caractérisant l’autonomie de « comportement » de la machine comme de l’animal. En éludant les références à un support physique ou à une conscience agissante, la comparaison entre ordinateur et cerveau humain va renforcer la double tentation de substituer la machine à l’homme et de réduire l’homme à la machine.

Ce risque de réduction de l’humain va bien au-delà de l’illusion métaphorique qui nous fait attribuer une pensée aux machines. Il s’articule sur un non-dit propre au formalisme mathématique. Quiconque a déjà résolu un problème par l’algèbre sait que si les symboles permettent d’exprimer les opérations, ils laissent à l’utilisateur le soin de conclure quant à la pertinence des solutions. L’abandon du sens n’est pas réservé à la « quantité d’information », il est consubstantiel à sa caractérisation opératoire, et laisse ouvertes les interprétations possibles. Le recours aux analogies est inhérent à tout processus de symbolisation et à la plasticité de la langue naturelle. Les débats qui nous occupent portent précisément la trace des interrogations collectives sur leur validité. L’engouement pour le discours informationnel, investi d’un pouvoir unificateur, semble d’autant plus fort que la question du sens est plus délicate : en linguistique, en psychologie, en sociologie, en économie et plus encore en biologie moléculaire avec le mythe du « tout-génétique ». Si Jérôme Segal s’en inquiète à juste titre, il pourrait distinguer plus clairement entre les entreprises de type « sectaire » (secte Moon, effets de mode) et celles qui sont issues du refus légitime de confondre l’invention humaine avec la constructivité formelle, dont la puissance de calcul tend à nous faire oublier le caractère normatif et clos.

Quoi qu’il en soit, la restructuration des champs du savoir qu’engage la théorie de l’information est énorme. La simulation est devenue un outil technique fondamental, et les applications techniques concernent toutes les interventions du codage : missiles, drones, cartes à puces, Internet, etc. La quantité d’information est aujourd’hui redéfinie comme mesure de la liberté de choix qui spécifie l’organisation d’un système à partir de ses éléments. C’est maintenant l’information qui fonde les probabilités, notamment à partir des travaux de l’école mathématique soviétique.

Penser l’autonomie de l’humain, à la fois en dehors et au sein de ces vastes systèmes organisés, demeure une question fondamentale. La philosophie et la politique ne sauraient y renoncer sans risquer de la voir investie par un discours publicitaire ou religieux qui, s’il flatte l’individualité humaine, la laisse bien seule face à un monde organisé par d’autres.

(*) Historienne des mathématiques.